L’amour fait rêver, mais il fait aussi souffrir. On y cherche la passion, la sécurité, la reconnaissance. Mais bien souvent, on s’y perd ! Et si la philosophie pouvait nous aider à y voir plus clair ?

Jean-Paul Sartre, l’un des plus grands penseurs du XXᵉ siècle, a exploré ce mystère avec une lucidité exceptionnelle. Outrepassant les clichés romantiques, il a décrit l’amour comme un combat entre deux libertés. Vous devez néanmoins être prévenu : c’est a priori une vision dérangeante, mais aussi profondément libératrice, si on apprend à l’appliquer. Vous êtes donc sur le point de découvrir ce que Sartre entendait par amour, comment il vivait cette philosophie avec Simone de Beauvoir, et surtout, ce que cela peut nous apprendre sur nos propres relations amoureuses.
« Nous avons inventé notre propre manière de vivre l’amour. Ce n’était pas toujours facile, mais c’était à notre image : libre. »
Dans cet article :
Un tiraillement entre liberté et désir d’absolu
Pour Sartre, aimer n’est pas un simple élan du cœur. C’est une tentative d’exister à travers le regard de l’autre. Dans L’Être et le Néant (1943), il écrit :
« Aimer, c’est vouloir être aimé. »
En d’autres termes, nous aimons parce que nous avons besoin d’être reconnus, vus, choisis. L’amour devient alors une manière de donner du sens à notre existence. Être aimé, c’est avoir la preuve que l’on compte pour quelqu’un.
Mais Sartre ajoute aussitôt une nuance :
« Aimer, c’est vouloir être aimé par une liberté. »
Autrement dit, nous voulons que l’autre nous aime librement, pas par pitié, devoir ou habitude. Or, dès que nous essayons de retenir l’autre, de le posséder, nous détruisons cette liberté que nous aimions tant.
C’est le donc le paradoxe fondamental de l’amour selon Sartre : nous voulons que l’amour soit libre et nécessaire à la fois. Nous voulons qu’il dure toujours, sans jamais cesser d’être un choix.
Le drame sartrien : aimer, c’est lutter
Pour Sartre, chaque relation amoureuse est une lutte silencieuse entre deux consciences. Chacun veut être reconnu comme sujet, c’est-à-dire celui qui choisit, qui existe, et non comme un simple objet de désir ou d’affection. Mais quand l’un aime, il tend à faire de l’autre le centre de son monde. Il veut être tout pour lui.
« L’amour est le désir d’être le centre d’un monde. »
Ce désir de fusion est beau, mais il comporte une menace : celle de nier la liberté de l’autre. Dans le regard de l’amour, l’autre devient parfois un miroir où l’on cherche à se rassurer, au lieu d’un être libre qu’on apprend à connaître.
Sartre appelle cela « la volonté de posséder la liberté de l’autre ». Et c’est là que naissent la jalousie, la dépendance et la peur de perdre. Nous voulons un amour infini, mais nous oublions qu’aimer, c’est justement risquer.
L’amour est-il donc impossible ?
Face à ce constat, Sartre ne conclut pas que l’amour est impossible. Au contraire, il propose un modèle plus lucide, plus mature, plus authentique.
L’amour lucide, c’est celui qui reconnaît la liberté de l’autre et l’accepte. Ce n’est pas un amour de possession, mais un amour de reconnaissance.
Aimer lucidement, c’est dire à l’autre :
« Je veux que tu sois libre, même si ta liberté me fait peur. »
C’est donc un amour qui refuse la fusion totale pour préserver ce qui fait la richesse de la relation : la différence, l’altérité, le mystère. Cela veut dire ne pas chercher à contrôler l’autre, à le changer, à l’enfermer dans nos attentes.
Concrètement, dans un amour lucide, on ne dit pas :
« Tu es à moi », mais plutôt : « Je te choisis, chaque jour, librement. »
Peut-on vivre un amour sartrien aujourd’hui ?
Dans nos vies modernes, cette idée est d’une actualité brûlante. En effet, combien de couples se brisent par peur de perdre l’autre ? Combien cherchent à se rassurer au lieu de se comprendre ?
Vivre un amour lucide, c’est d’abord accepter la fragilité du lien. Aimer, ce n’est pas chercher la sécurité absolue, mais avoir le courage de choisir l’autre sans garantie. Cela demande de la confiance, de la communication et une profonde bienveillance envers soi-même et l’autre.
C’est aussi comprendre que la jalousie ne protège pas l’amour, elle l’étouffe. Sartre nous invite à transformer le besoin de possession en désir de partage. Aimer, c’est accompagner l’autre dans sa liberté, et se réjouir qu’il grandisse, même loin de soi.
Ainsi, dans un couple lucide, on ne cherche pas la fusion, mais la coexistence. Chacun garde sa vie, ses passions, ses amis, tout en nourrissant un espace commun. C’est ce que Sartre et Simone de Beauvoir appelaient leur « pacte essentiel ».
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Sartre et Simone de Beauvoir : le pacte essentiel
Cette philosophie, Sartre et Simone de Beauvoir ont tenté de la vivre pleinement. Leur histoire d’amour, commencée en 1929 à la Sorbonne, est devenue l’une des plus célèbres du XXe siècle. Ensemble, ils ont bâti un modèle de relation radicalement nouveau, fondé sur un « pacte essentiel ». Ils se sont promis fidélité de cœur, tout en s’accordant la liberté d’autres amours, dites « contingentes ».
« Ce que nous avons, c’est un amour nécessaire. Les autres sont contingents. »
Cette formule résume toute leur conception de la relation : un lien central, indestructible, mais qui laisse à chacun la liberté d’explorer, de désirer, de vivre.
Ils refusaient le mariage, qu’ils voyaient comme une institution sociale limitant la liberté individuelle. De plus, ils ne vivaient pas ensemble en permanence et entretenaient une transparence absolue : chacun racontait à l’autre ses aventures sentimentales ou sexuelles, dans un souci de vérité. Ils partageaient tout : leurs idées, leurs écrits, leurs combats politiques. Leur union était à la fois intellectuelle et amoureuse, passionnée et réfléchie. Simone de Beauvoir dira plus tard :
« Nous avons inventé notre propre manière de vivre l’amour. Ce n’était pas toujours facile, mais c’était à notre image : libre. »
La liberté a un prix : celui de la lucidité
Cette liberté, pourtant, avait un coût. Si leur relation a résisté pendant plus de cinquante ans, elle fut marquée par la souffrance, la jalousie et une forme de déséquilibre. Simone de Beauvoir, malgré son adhésion au pacte, a parfois souffert du besoin de conquête de Sartre, de ses multiples relations et de la solitude qu’impliquait leur indépendance. Dans ses lettres et dans ses Mémoires, elle confie les moments de détresse et de lassitude qu’elle a connus, entre admiration et douleur. Sartre, de son côté, a souvent été pris dans un tourbillon sentimental, cherchant à concilier ses idéaux avec ses désirs.
Au final, leur modèle était cohérent avec leur philosophie, mais très exigeant dans la pratique. Vivre un amour fondé sur la liberté absolue, sans se réfugier dans la sécurité du couple traditionnel, demande une maturité émotionnelle extrême.
Ce que Sartre et Beauvoir nous apprennent sur l’amour
Leur histoire est particulièrement dérangeante pour beaucoup. Nombreux sont ceux qui y voient un modèle difficile à suivre, voire impossible. Mais elle révèle une leçon essentielle : il n’existe pas une seule forme d’amour valable.
S’inspirer de Sartre, ce n’est pas forcément vivre un couple libre ou refuser l’engagement. C’est avant tout changer notre rapport à l’amour.
Le couple philosophe nous rappelle qu’aimer, ce n’est pas chercher à reproduire un modèle, mais à inventer le sien. Le véritable amour n’est pas celui qui obéit aux conventions, mais celui qui correspond à ce que nous sommes profondément.
L’amour sartrien n’est pas une promesse d’éternité, c’est un engagement conscient. Chaque jour, on choisit l’autre à nouveau. Chaque jour, on accepte le risque, la liberté et la fragilité.
C’est une manière de dire :
« Je t’aime, non pas parce que j’ai besoin de toi, mais parce que je te choisis librement. »
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